— Transmission

Les témoins des événements du siècle passé sont depuis plusieurs dizaines d’années convoqués sur les bancs de l’École afin de transmettre directement leur expérience aux élèves, du primaire au lycée. Anciens résistants, enfants cachés, déportés et survivants des camps ou appelés des guerres de décolonisation proposent en classe via leurs associations, institutions mémorielles comme le Mémorial de la Shoah ou à titre personnel, leur récit des événements tragiques dont ils ont été les acteurs et/ou les victimes : guerre, résistance, déportation, génocide. Quelques années avant eux, les anciens combattants de la Première Guerre mondiale ont été sollicités dans la même perspective de témoigner de leur expérience.

Témoigner en milieu scolaire

Témoignage en classeCe mouvement s’inscrit dans « l’ère du témoin » identifiée par l’historienne Annette Wieviorka (1998) à la suite du procès Eichmann qui s’est tenu à Jérusalem en 1962. Ce moment clé met en lumière la parole des survivants de la Shoah confrontés à celle des bourreaux. Il investit les témoins de l’expérience de la destruction des Juifs d’Europe. A partir de la fin des années 1970, « l’apparition à la télévision du survivant » s’explique ainsi à travers l’importance prise par la Shoah dans le récit associé à la Seconde Guerre mondiale. Plus largement, la mémoire s’impose comme un concept essentiel dans nos sociétés occidentales. L’œuvre historienne des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984) met en lumière cet attrait pour les témoins, les commémorations, les mémoires matérielles ou immatérielles.

Deux phénomènes conjoncturels se conjuguent alors : la nostalgie d’un « monde perdu » avec l’entrée de plein pied dans la modernité (fin des terroirs et du monde paysan), peur d’oublier les événements traumatiques du XXe siècle avec la disparition des derniers témoins (Philippe Joutard, 2013). L’individualisation croissante des sociétés occidentales contribue à mettre également l’accent sur un passé appréhendé à travers des parcours individuels élargi aux expériences populaires. Ainsi, la publication des cahiers du tonnelier audois Louis Barthas en 1977, tenus dans les tranchées durant toute la Première Guerre mondiale, connait un succès remarquable. Les thèses en histoire se multiplient qui prennent en compte ses sources du for privé : carnets et correspondances ou témoignages oraux dont les enregistrements se développent alors. En parallèle, entre les années 1980 et 1990, de grandes entreprises patrimoniales et civiques d’enregistrement de témoins de la Shoah se mettent en place, à l’université de Yale (Fortunoff Video Archives for Holocaust Testimonies) ou à travers l’œuvre de la Fondation Spielberg. Il s’agit d’archiver l’expérience de « gens ordinaires » avant leur disparition. Ces œuvres mémorielles apparaissent aussi comme un enjeu social et politique parallèle : conserver la trace d’un vécu identifié, c’est lutter contre le révisionnisme ou la négation de l’événement.

L’enregistrement des témoignages s’inscrit dans la course contre la montre d’un « impératif social de mémoire « (Annette Wieviorka, 1998) qui s’est traduit par l’expression de « devoir de mémoire », notamment dans le champ scolaire. L’injonction de la mémoire transmise à des fins civiques (« plus jamais ça ! ») et patrimoniales (se souvenir du sacrifice de ceux qui nous permettent aujourd’hui de vivre en paix) mobilise les associations comme les pouvoirs publics (Sébastien Ledoux, 2016). Commémorations et temps citoyen du souvenir se mettent en place, comme la « Journée de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité » instituée par le Conseil de l’Europe. Son objectif ? « Connaître le passé afin de prévenir la renaissance d’idéologies, d’actes racistes et antisémites dans la société européenne de demain. » Les promoteurs de cette journée soulignent l’importance de la transmission et de la formation des enseignants dans ce devoir de mémoire. L’intervention des témoins comme vecteurs de transmission intergénérationnelle de la mémoire collective s’impose alors.

Le témoin comme transmetteur

La transmission du passé à l’école passe alors par le biais de l’invitation en classe de survivants des guerres et du génocide, qui s’appuie sur les attendus des programmes scolaires en histoire. Les invitations à témoigner se développent alors, et la mémoire du survivant devient l’accès direct à l’expérience de la destruction. L’enjeu de connaissance par les jeunes générations apparaît central avec la disparition prochaine des survivants. Il s’agit de perpétuer la mémoire (contre l’oubli) à travers une pédagogie de la transmission par la rencontre directe, l’épreuve (du verbe éprouver) du récit de vérité porté par le témoin, l’émotion du verbe transmis de personne à personne, comme un « testament de mémoire ». Ainsi se développe et se généralise la pratique de l’intervention de survivants en classe. Cet impératif social et scolaire du « devoir de mémoire » aboutit aussi à d’importants paradoxes. L’injonction à se souvenir et à témoigner oblige en quelque sorte les témoins d’événements collectifs traumatiques au souvenir et non à l’oubli. La psychanalyste Anne-Lise Stern a traduit l’injonction testimoniale dans le titre d’une communication scientifique par « Sois déportée et témoigne ». La germaniste Ruth Klüger élargit cet impératif de témoigner à un nécessaire partage de mémoire. Elle appelle de ses vœux la constitution d’une communauté de mémoire qui va bien au-delà des seuls témoins mais qui engagerait l’ensemble de la société (« Refuser de témoigner », Paris, Vivianne Hamy, 1997).

La parole des survivants devant les élèves agirait comme un accélérateur de transmission. Le témoin convoqué atteste devant son public captif (et préparé à le recevoir) d’une expérience, de la réalité d’un événement. Le témoin appartient le plus souvent aux sans-voix, ceux qui n’ont laissé que peu de traces dans les archives officielles, sources premières de l’écriture de l’histoire. Pour le témoin qui se présente devant les élèves, c’est une reconnaissance de sa qualité de témoin/survivant/rescapé et de son existence comme tel. Le témoignage lui rend sa dignité par la parole dans le cadre d’un véritable pacte testimonial (Régine Waintrater, 2011). Le travail mené durant plusieurs décennies auprès des rescapés du génocide des Tutsi par le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld s’inscrit dans cette volonté de restauration de la voix des victimes (« partager avec autrui leur incompréhension, leur désarroi et leur solitude aujourd’hui ») en « s’approchant au plus près » de l’expérience traumatique et en la partageant (Jean Hatzfed, 2000).

Le témoignage apparaît comme une richesse inépuisable, comme la rencontre avec une voix et une présence humaine qui vient apporter une vérité singulière sur l’histoire et sur une expérience unique, sur une souffrance qui renvoie à l’universel des sentiments humains (Benoit Falaize, 2006). La parole du témoin offre le point de vue de la victime « au ras » de l’événement vécu par celle ou celui qui en a été le premier touché. Il permet d’approcher le quotidien, les détails des conditions de vie et de survie, l’expérience individuelle et par extension le récit collectif de la souffrance et du deuil. L’ensemble enrichit, complète, contredit parfois de manière inédite une histoire surplombante. Le témoin donne un visage aux maux : il est identifié, personnalisé et pour cela reconnu. La prise de parole du témoin implique les élèves à travers une communication directe d’être humain à être humain. Elle s’adresse finalement personnellement à chaque élève dans un moment privilégié de transmission, rendu solennel dans le cadre d’une intervention préparée.

Accueillir le témoin : une préparation nécessaire

L’accueil de la parole testimoniale implique une réflexion préalable lorsqu’elle est conduite à l’Ecole. En premier lieu, elle ne se suffit pas à elle-même puisqu’elle s’inscrit alors dans un impératif de compréhension raisonnée de l’événement (guerre, génocide). L’Ecole est en effet le lieu de construction de savoirs, non de partage d’émotions. Cette parole doit venir en complément de l’étude historique (connaissance, compréhension) portée par l’enseignant.

L’historien, s’il s’appuie sur la mémoire pour « ordonner le passé en fonction du présent » (George Lefebvre) est aussi un « trouble-mémoire » (Pierre Laborie). Le témoignage, récit individuel d’une expérience singulière, doit être replacé dans le contexte historique du souvenir. « La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations » comme le souligne l’historien Pierre Nora dans Les lieux de mémoire (Gallimard/Quarto 1984). La « vérité » du témoin devra être ainsi confrontée au regard critique de l’historien qui propose un récit interprétatif du passé à partir de sources élargies et critiquées. Le devoir de mémoire symbolisé par le témoin n’est selon l’historien Henry Rousso, qu’une « coquille vide » sans savoir (Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994). En cela, préparée, l’intervention scolaire du témoignage doit s’inscrire dans un travail de mémoire réalisé avec les élèves et le rescapé dans une visée finale de « devoir d’histoire » (Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996). L’usage du témoignage oral en classe pourra être appréhendé aussi comme un possible exercice sur les sources historiennes et l’élaboration du discours historien critique.

Les vertus du témoignage direct doivent être tempérées dans le cadre d’une pédagogie de mémoire assumée (Benoit Falaize, Laurence Corbel, 2004). En premier lieu, l’expérience de plusieurs décennies de témoignages scolaires amène à s’interroger sur la place de l’émotion et de l’identité du témoin. Il s’agit de pouvoir mettre à juste distance émotion et enjeux identitaires du témoin contre un éventuel rejet ou une possible rivalité entre les mémoires (celle présentée par le témoin et celle portée par les élèves auditeurs). L’intervention du témoin est l’occasion d’un « cours pas comme les autres » qui implique fortement donc l’émotion du témoin, des enseignants (qui se sentent responsables de la transmission mémorielle) et des élèves (confrontés à un récit souvent brut). Le pathos ou à l’inverse le rejet identitaire ne doit pas submerger les élèves, comme le rejeu mémoriel du témoin rescapé doit être circonscrit au maximum. Le temps de la prise de parole peut s’avérer un moment douleur car il y a remémoration de l’expérience traumatique. La charge émotionnelle et psychique associée à la remémoration peut être intense et se heurter à l’impréparation des enseignants dans l’encadrement de la prise de parole du témoin et dans celui des élèves (danger de sidération ou d’incompréhension). C’est ici à l’équipe enseignante de veiller à accueillir le témoin et sa parole dans les conditions les meilleures.

De plus, les témoins ne sont pas des pédagogues et ce n’est pas leur rôle. Ils dispensent leur récit, à un instant T de leur parcours de vie. Il pourra varier en fonction de leur situation, de l’auditoire, du moment. Il convient alors de préparer avec sérieux l’intervention d’un témoin, notamment d’un rescapé de génocide. Elle doit l’être en direction du survivant qui sera accueilli : préparer avec elle ou lui sa prise de parole, la ou le rassurer sur le projet porté, le contexte de la classe, l’attitude des élèves, etc. En direction des élèves qui devront être à jour préalablement de l’histoire de l’événement (ici le génocide des Tutsi du Rwanda), sur la question du témoignage et de la mémoire. L’intervention du témoin, inscrite dans un projet pédagogique construit, pensée avec elle/lui, ne pourra être bénéfique qu’à ces conditions. La parole ainsi posée, attendue, investie, portera les ferments d’une transmission réussie pour le bien individuel et civique de chaque élève. Et la reconnaissance en retour du survivant comme vivant.


Bibliographie

Texte rédigé par Alexandre Lafon (professeur agrégé d'histoire géographie) et Benoit Falaize (spécialiste de l’enseignement de l’histoire et des sujets sensibles liés aux rapports entre histoire et mémoire)